3. Commentaires d'un spécialite
Wiktor Stoczkowski (1994),
Anthropologie naïve, anthropologie savante : de
l'origine de l'homme, de l'imagination et des idées
reçues, Paris : CNRS éd., 1994, Empreintes de l'homme,
246 p., 20 p. de pl. : ill. ; 24 cm
"la conception naturaliste des origines de l'homme et
de la culture n'a pas surgi comme un deux ex machina grâce
aux premières découvertes des vestiges matériels du passé.
Certes, la vision scientifique de l'anthropogenèse est dans
une certaine mesure le fruit de ces découvertes, mais dans
sa totalité, elle s'explique mal par celles-ci : pour
comprendre ses particularités et la logique qui lui est
propre, il faut s'intéresser à une préhistoire «imaginaire»
qui a précédé l'essor de la préhistoire «savante», sans
appartenir pourtant au domaine de la religion." p. 15
"En général, l'image que les hommes des Lumières se
font de leur premier ancêtre, dépourvu de culture et réduit
à l'animalité, évoque plutôt le bestial oran-outang que des
peuples heureux des antipodes. [chers à Jean-Jacques
Rousseau et au mythe du «bon sauvage»." p. 22
"Dans les ouvrages philosophiques, l'époque des origines de
la culture constitue ordinairement la première période de
l'histoire de l'humanité, bien qu'elle puisse être précédée
d'une sorte d'existence plus parfaite, voire paradisiaque,
qui finit dans un cataclysme réduisant notre espèce à
l'état préculturel. Ainsi, l'histoire de la culture
commence, ou recommence à zéro." p. 22
Attributs du ce milieu naturel et de la vie des
hommes c/o Philosophes
Buffon : «[nos ancêtres], témoins des
mouvements convulsifs de la Terre, encore récents et très
fréquents, n'ayant que les montagnes pour asile contre les
inondations, chassés souvent de ces mêmes asiles par le feu
des volcans, tremblants sur une terre qui tremblait sous
leurs pieds, nus d'esprit et de corps, exposés aux injures
de tous les éléments, victimes de la fureur des animaux
féroces…» [Buffon G. L. de, 1825 (première éd.
1778). «Des époques de la nature». In : Histoire
naturelle, vol. 2, Paris, Ménard et Desenne : 308
Cette nature originelle est aussi hostile que celle
imaginée par les manuels scolaires (voir point suivant). Il
y a là un fond d'images communes.
La culture remplit alors les mêmes besoins que celle des
manuels scolaires : permettre la survie.
Des pierres et des massues auraient constitué leurs
premières armes.
La religion est là pour les aider dans un monde hostile
(bêtes féroces et sauvages, inondations, éruptions
volcaniques, le tonnerre, …). C'est un recours faute
de la capacité à les expliquer alors rationnellement.
Cette imagerie remonte même plus profondément dans le
temps. Telle est ainsi la vision du monde que propage déjà
un auteur antique comme Lucrèce au 1er siècle av. J.-C.
dans son poème De la Nature. Et il n'est pas le
seul puisque l'on retrouve des images semblables chez
Polybe, Diodore de Sicile, Vitruve ou Cicéron. "La
menace des bêtes féroces pesant sur les premiers hommes est
d'ailleurs un motif répandu dans la littérature antique dès
le IVe siècle av. J.-C." (p. 25)
Les présupposés de cette vision du monde :
• le déterminisme du milieu
: ce n'est pas la pensée, mais les stimuli du
milieu modelé les comportements de l'homme primitif
• le matérialisme : en lien
avec le précédent, nos ancêtres passaient tout leur temps à
la recherche de la nourriture. Hormis de rares moments,
l'homme ne pense pas.
• l'utilitarisme : tout
n'est fait par l'homme qu'en fonction de fins très
pratiques et de ses besoins élémentaires.
• l'individualisme : tout
est ramené aux besoins élémentaires de l'individu (peur,
faim, froid). La dimension sociale de la culture est
(paradoxalement) effacée.
Ainsi depuis plus de deux millénaires une vision pitoyable
des origines se maintient dans la culture occidentale. Elle
est le pendant d'une autre vision, à l'opposé, celle de
l'âge d'or et de la perte du Jardin d'Eden. Il s'agit en
fait d'un âge d'or à rebours qui nous est proposé au XVIIIe
siècle.
Au tableau du paradis, les Lumières lui opposent la vie
active qui seule permet d'édifier la civilisation dans un
itinéraire où le progrès occupe une place
centrale.
A partir du XIXe siècle, la préhistoire imaginaire va se
confronter aux traces de la préhistoire réelle. Mais le
poids de cet imaginaire sera largement prégnant.
Ainsi, W. Stocczkowski analysé 24 scénario de
l'hominisation dont le premier a été publié en 1820 et le
dernier en 1986. Ces scénarios sont l'oeuvre de 6
anthropologues de la culture, 9 anthropologues physiques, 2
primatologues, 1 biologiste, 6 préhistoriens, 1 linguiste
et 1 physicien nucléaire (co-auteur). Ces auteurs
proviennent de 4 pays : France, Etats-Unis,
Grande-Bretagne, ex-Union soviétique.
Au terme de son travail, W. Stocczkowski en dresse le
constat suivant : "On est frappé que le noyau de cette
liste [des caractères spécifiques de l'homme], […],
a très peu changé depuis 150 ans" (p. 49). Les
premiers rôles sont tenus par la bipédie, les outils, les
mains libres, le langage et la vie sociale/la coopération.
Seules deux innovations incontestables au XXe s. figurent
dans la liste : le charognage et la dentition. Stocczkowski
ne peut s'empêcher d'une impression de grande monotonie à
la lecture des 24 scénarios.
Par la suite, Stocczkowski a également observé les chaînes
de causalité présentes dans ces ouvrages. Il en fait les
commentaires suivants :
• "La tendance à comparer les premiers hommes aux
animaux se maintient depuis l'Antiquité." (p. 53)
• "L'idée des commencements bestiaux
de l'homme, juxtaposée à la vision imaginaire de l'animal,
appartient aux structures de longue durée de l'imaginaire
anthropologique. La fin du XVIIIe siècle apporte une
correction importante à cette conception : l'homme a bien
débuté comme animal, mais ce fut un animal particulier,
dont la forme s'apparentait à celle du singe. " (p.
53)
• "Désormais, les premiers hommes, jusqu'alors
souvent dépeints comme des bêtes, commencent à être
représentés comme des singes. Le singe remplace la
« bête », mais il en hérite tous les attributs.
Ainsi, son image sera, elle aussi, une contre-image de I'«
humanité », […]. D'ailleurs, la figure du singe
en portrait négatif de l'homme, surtout de l'homme
« civilisé », est un motif récurrent de la
culture européenne et il se trouve aussi bien dans
l'imagerie du Moyen Age, que dans la série des films
américains La Planète des singes." (p. 54)
• "La définition de l'humanité est
construite de façon à inscrire les différences entre homme
et singe dans un système d'oppositions binaires de «
présence/absence »; donc, [p. 55] si le singe ne pense pas,
ne coopère pas et ne chasse pas, c'est simplement parce que
l'homme pense, coopère et chasse." (p.54)
• "Selon la majorité des scénarios, un changement
du milieu naturel remplit b fonction du
« détonateur » qui a déclenché le processus de
l'hominisation. À partir de là, s'ouvrent trois voies
principales qui marquent le début des divergences entre les
scénarios et fondent une partie de leur variété (tableau
IV) le changement du milieu est censé entraîner, selon la
signification que les auteurs attachent à l'anatomie, à la
technique et aux moyens de subsistance, tantôt l'adoption
de la bipédie, tantôt l'origine des outils, tantôt le
passage à l'économie de chasse. Ensuite, chacun de ces
trois caractères initiaux (bipédie, outils, chasse) sert à
mettre en mouvement toute une chaîne « causale ».
Si notre ancêtre adopte la stature verticale, alors il
libère la main de la locomotion ; la main libre rend
possible la production et l'usage des outils ; les outils
remplacent, dans maintes fonctions, les canines, dont la
taille, par conséquent, se réduit; l'apprentissage de la
fabrication des outils nécessite un moyen complexe de
communication, donc le langage est créé, etc." (p.59)
• "La notion de causalité implique
celle de chronologie, car la cause doit nécessairement
précéder l'effet. Mais le temps est curieusement absent des
scénarios de l'hominisation, et les événements qui s'y
enchaînent mutuellement restent suspendus dans un espace
chronologique étonnamment vague, renvoyés tous à une époque
plus ou moins imprécise que l'on désigne, conformément aux
connaissances ou aux incertitudes du moment, comme la fin
du Tertiaire, […]. Les étapes consécutives de
l'hominisation sont présentées presque sans indices
chronologiques, et les seules dates que l'on mentionne sont
destinées à délimiter, toujours vaguement, les cadres
généraux de cette longue époque d'origine, circonscrite
dans la dernière dizaine de millions d'années.
C'est durant cette période confuse que
l'homme quitte les arbres, passe dans la savane, se
redresse sur ses pieds, libère sa main, se saisit d'un
outil, tue un animal, partage la viande avec ses
congénères, prononçant peut-être à cette occasion les
premières paroles - voilà quelques éléments d'un scénario
habituel. Il n'est pas sans signification que les
événements ainsi peints pourraient être aussi bien étalés
sur une vaste durée de millions d'années que sur celle,
instantanée, d'une seule journée. L'image de l'évolution
que nos scénarios proposent reste suffisamment malléable
pour qu'on l'adapte facilement à des repères chronologiques
librement choisis, selon les données disponibles ou les
contraintes de la vision que l'on a arbitrairement décidé
de construire. Les dates précises jouent dans nos textes un
rôle restreint et accessoire, évoquées plutôt à titre
symbolique, pour situer l'ensemble du processus dans un
passé lointain dont l'exotisme préhistorique se traduit par
la longueur approximative des chiffres indiquant sa
chronologie. Le lecteur ne devra donc pas s'étonner si les
dates précises, sans impact visible - à quelques rares
exceptions près - sur la forme des explications causales,
sont évoquées dans nos analyses aussi rarement qu'elles le
sont dans les textes analysés." (p. 61)
• "L'explication des origines de la
culture par le passage d'une nature mère à une nature
marâtre forme donc une véritable structure, dans la longue
durée, de notre imaginaire anthropologique. Son schéma,
caractéristique des mythes européens, a été repris par la
spéculation philosophique, pour trouver enfin sa place dans
la pensée scientifique." (p. 70)